Demain, l'égalité des malchances ?

Publié le 8 Mars 2018

Les bobos du Canal Saint-Martin, croqués par Dupuy & Berbérian
Les bobos du Canal Saint-Martin, croqués par Dupuy & Berbérian

Diplômes et domination

A l'heure où Parcours Sup organise à grande échelle l'impossibilité pour les bacheliers professionnels et technologiques (souvent issus de milieux populaires) d'accéder un un diplôme supérieur de niveau bac+5, je vous propose de relire cet entretien avec Louis Maurin, directeur de l'Observatoire des Inégalités. Il y affirme notamment que "le diplôme est devenu l’une des protections majeures. Il sépare très souvent le monde des « stables » et celui des « flexibles » [...] Les stables ont besoin de toujours plus de flexibilité des flexibles, pour mieux les servir."

Alors, comment fait-on pour se regarder dans la glace, quand on est "stable" et qu'on doit sa stabilité à l'exploitation des "flexibles" ?

L'étanchéité de la bulle

Pour ne pas souffrir du spectacle des inégalités, le plus simple, c'est bien sûr de regarder ailleurs. J'ai déjà parlé ici de ma bulle, ce petit univers où j'évolue, bien protégée de la misère et de la précarité, non seulement la mienne mais celle des autres. Du couple de bobos qu'elle décrit dans son roman Chanson douce, l'autrice Leïla Slimani dit "Ce sont des gens qui ne vivent pas la mixité sociale et qui n'ont pas l'habitude de la hiérarchie. Pour la première fois de leur vie, ils deviennent des patrons et la misère rentre chez eux." Charlotte Bienaimé a elle aussi exploré dans son documentaire audio la gêne des mères de famille bourgeoises qui emploient une assistante maternelle. Face à elle, comment continuer à ignorer son statut de privilégié ? La bourgeoisie a son joker : le mérite.

L'égalité des chances

Dans un article, le sociologue François Dubet oppose deux égalités : l'égalité des places et l'égalité des chances. Les places dans la société ne sont pas équivalentes. On peut prendre l'exemple d'un médecin et de sa secrétaire. Réduire les inégalités de place consisterait à réduire les différences de niveau de vie entre le médecin et sa secrétaire, sans forcément chercher à inciter les femmes à étudier la médecine plutôt que le secrétariat. A l'inverse, promouvoir l'égalité des chances ne remet pas en question la différence de rang social entre médecin et secrétaire, mais implique de mettre en œuvre une politique assurant à chacun de pouvoir devenir médecin s'il le souhaite, quel que soit son genre ou sa couleur de peau. Ce modèle a été très fortement soutenu, notamment pendant le quinquennat de Nicolas Sarkozy. "Cette politique de l’égalité des chances méritocratique ne serait pas condamnable comme telle si elle n’était pas associée à une mise en accusation de tous ceux qui n’ont pas eu le talent, le courage ou la chance de saisir leurs chances", écrivait déjà François Dubet en 2011, alors qu'Emmanuel Macron n'avait pas encore douché de son mépris les fainéants qui ne travaillent pas pour se payer un costume.

L'égalité des chances est pour les bourgeois une façon d'apaiser sa conscience à peu de frais. "Oui, je suis privilégié mais je le mérite : j'ai beaucoup travaillé". J'ai beaucoup entendu ce discours au cours de mes années d'études dans une grande école d'ingénieurs. Il ne tient pas debout. Car si (en théorie du moins) mes camarades étaient prêts à accueillir dans leurs rangs le fils méritant de la caissière du supermarché, il n'était pas imaginable que dans leur famille, un frère ou une sœur moins porté qu'eux sur les études devienne caissier au supermarché. Pourquoi cela n'arrive-t-il pas ? Parce que dans les bonnes familles, on parvient toujours à acheter un bac+5 aux cancres qui ne parviennent pas à le gagner par leur seul mérite, ce qui permet de les maintenir dans le camp des "stables" plutôt que des "flexibles".

Alors, je propose de compléter les dispositifs d'égalité des chances en leur associant l'égalité des malchances : l'assurance qu'à mérite égal, un cancre de milieu favorisé se verra offrir  les mêmes opportunités de flexibilité qu'un cancre de ZEP (CDD, salaire misérable, pénibilité des tâches, horaires décalés ...). Face à ces perspectives pour leurs rejetons, je suis sûre que les classes supérieures feraient de beaux efforts pour réduire aussi les inégalités de place ...

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