La modernité vue par Digischool

Publié le 17 Octobre 2015

Il y a deux jours, un lien depuis le site d’un grand quotidien m’a menée vers un article de Digischool intitulé « Femmes ingénieures, qu’en pensent les hommes ? ». J’aurais dû me méfier de cette formulation qui rappelle la présentation journalistique d’un débat d’actualité. « Le projet de loi Macron : ce qu’en pensent les buralistes ». L’existence de femmes ingénieures n’est pourtant ni un projet ni un sujet de débat, c’est un fait. Demande-t-on aux buralistes leur avis sur des faits avérés ? « L’hiver arrive après l’automne : ce qu’en pensent les buralistes », ça ne vend pas du rêve. Non, en général, quand on nous dit « ce qu’en pense » une catégorie de la population, c’est qu’on annonce une polémique.

La modernité vue par Digischool

Polémiquons donc, puisqu’on nous y invite. L’article présente les résultats d’une enquête maison. Le principe, interroger les hommes ingénieurs - en poste et en formation - au sujet de la présence des femmes dans leur milieu professionnel n’est pas inintéressante, loin de là. Mais les questions du sondage sont navrantes, et les réponses proposées encore plus.

L’auteur commence par nous annoncer d’un ton enjoué que les résultats de cette enquête « vont à l’encontre des idées reçues : les hommes sont loin d’afficher des positionnements machistes à propos des femmes ingénieures ». Sympa pour les hommes : a priori, les gars, on vous prend pour des gros lourds rétrogrades. Regardons les résultats de plus près. Seulement 66% des répondants considèrent que « les études d’ingénieur sont adaptées pour les femmes ». Et le tiers restant ? Ils pensent que leurs camarades de promo féminines vont abandonner leur cursus avant le diplôme d’ingénieur ? Ou qu’une fois le diplôme en poche, elles deviendront gardienne d’immeuble, mère au foyer ou prostituée (je n’ai rien contre aucune de ces occupations, elles me paraissent juste renvoyer à quelques clichés) ? Personnellement, je ne trouve pas ce résultat si encourageant que ça. Et puis, ce n’est pas très informatif : pour le tiers qui répond non, où est le hic? Les écoles devraient-elles évoluer ? ou les entreprises ? ou les femmes ? ou alors, le rôle de la femme est-il de s’occuper du ménage ?

Plus loin, cela se gâte encore. On demande à ces messieurs « quelles branches de l’ingénierie sont le plus (ou le moins) faites pour les femmes ». Malheureusement, la réponse « ce n’est pas avec des testicules qu’on fabrique les avions / les ponts / les ordinateurs » n’existe pas. Dans les réponses, le domaine le plus adapté aux femmes n’est ni la chimie (qui arrive tout de même deuxième), ni le commerce, ni l’environnement, encore moins la mécanique, l’aéronautique, l’informatique ou l’électronique (toutes les quatre créditées d’un ou deux malheureux %). Non non, le domaine de l’ingénierie le plus adapté aux femmes, c’est « Autres ». Il semble malheureusement que les sondeurs ont oublié la case « si Autres précisez ». Ce qui fait qu’on ne sait pas si les hommes sondés pensent, comme les gros lourds que l’auteur attend qu’ils soient, que les bonnes femmes ne sont bonnes qu’à bosser dans les cosmétiques, ou à la rigueur l’agroalimentaire. Ou si en choisissant « Autres », ils ont en fait massivement voté « ce n’est pas avec des testicules qu’on fabrique les avions / les ponts / les ordinateurs ». En bonne optimiste, je choisis de croire à la deuxième hypothèse.


Si cela vous met en appétit, il y a tout un dossier sur les ingénieures sur le site de Digischool. Devinez sur quelle icône il faut cliquer pour accéder à l’infographie « Les femmes ingénieures en chiffres » ? … et oui, ils ont osé : le talon aiguille sur fond rose ! Ca vous rappelle le rouge à lèvres de l’Union Européenne ? Ben oui, it’s a girl thing !

Comme j’entends d’ici les esprits chagrins qui m’accuseront de crier à la théorie du complot, je vous rassure vite vite : je ne crois pas que l'auteure de l'article ait pour but de faire reculer les esprits. Il y a même fort à parier qu'elle a voulu écrire un article féministe. Si son projet a totalement avorté, c'est sans doute plutôt par maladresse. Le choix de la formule : "ce qu'en pense les hommes" sous-entend un peu que les hommes risquent fort de s'opposer à la présence de femmes ingénieures. Globalement, les phrases sont formulées comme si on parlait de licornes et non de femmes qui existent pour de vrai. Et surtout, le sondage qui cherche soi-disant à déconstruire des clichés ne propose que des réponses clichés. N'est pas sociologue qui veut. Il y a des chercheurs qui étudient les relations hommes-femmes au travail, avec une méthodologie rigoureuse, qui construisent des questionnaires soignés et les analysent minutieusement. Pourquoi ne pas interroger ces experts plutôt que de bâcler un sondage et présenter des chiffres insensés et des interprétations douteuses ? Je ne dis pas du tout que le débat devrait être réservé aux bac+8, simplement qu'on oublie souvent de réfléchir avant d'écrire, et qu'en publiant des chiffres et des discours sans queue ni tête, on contribue à la propagation d'idées fausses et de stéréotypes : les qualités spécifiques des femmes, leur tendance à l'autocensure ... Lutter contre ces deux phénomènes demande un minimum de concentration et de temps. L'auteure est toute jeune, espérons qu'elle évoluera dans ce sens.

Rédigé par Algue

Publié dans #féminisme, #media, #ingénieur, #égalité

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